Dossier revue
Agroécologie

L'agroécologie comme cap

Préconisée par les scientifiques, reconnue par les experts, l’agroécologie est choisie aujourd’hui par certains pays, dont la France, et portée par l’Union européenne. En quoi le numérique en est-il un des leviers ? Enjeux.

Publié le 27 janvier 2023

Le changement climatique, la dégradation des sols et la perte de biodiversité questionnent le secteur agricole. À ces pressions s’ajoutent une augmentation de la population mondiale et de la demande alimentaire, une main-d’œuvre agricole qui se raréfie et, dans les pays occidentaux, une demande sociétale de plus en plus forte pour des modes de production plus respectueux de l’environnement et de la santé, et ce sans que le pouvoir d’achat du consommateur ne soit grevé. Les deux dernières crises, Covid-19 et guerre en Ukraine, ont pointé du doigt la résilience mais aussi la vulnérabilité de notre agriculture et remis à l’agenda la problématique de la sécurité alimentaire. Face à ces multiples enjeux, l’agroécologie propose de mettre les écosystèmes au cœur des modèles de production, de reterritorialiser l’alimentation et de rééquilibrer la chaîne de valeur en faveur du producteur. Le numérique peut-il accélérer cette transition ? Certains voudraient opposer agroécologie et numérique. Au contraire, INRAE étudie et préconise leur mise en synergie pour aboutir à des systèmes agricoles et alimentaires sains et durables, tout en conservant l’autonomie de décision et d’action des agriculteurs. Le numérique émerge effectivement comme un levier de la transition agroécologique, pour soutenir et accélérer l’adoption de ce modèle. Comment ?

Allier agronomie et écologie

L’agroécologie s’appuie sur les fonctionnalités des écosystèmes et les amplifie pour générer des services de régulation, tout en limitant les pressions engendrées par l’activité humaine.

Durable, vous avez dit durable ? Selon les Nations unies, la durabilité de l’alimentation passe avant tout par la sécurité alimentaire1, c’est-à-dire assurer une alimentation suffisante, saine et nutritive pour tous. Mais pas seulement. Elle vise également à être culturellement acceptable, économiquement équitable, accessible à tous et enfin impose une réduction du coût environnemental (lire l'article Manger sain et durable, les fondamentaux, dans Ressources #1). Pour diminuer cette empreinte environnementale et réduire les pertes et gaspillages, les systèmes agricoles comme les systèmes alimentaires doivent être repensés dans une approche globale et transversale, intégrant tous les maillons de la chaîne, des pratiques agricoles et industries de l’amont (semences, engrais, etc.) à la logistique et à la distribution en passant par les industries agroalimentaires qui transforment les produits. Deux modèles agricoles ont été préconisés par le HLPE (High Level Panel of Experts, lire rapport de juillet 2019) : l’intensification durable et l’agroécologie.

C’est dans cette seconde voie, « en rupture » par rapport à l’agriculture conventionnelle, que s’est engagé INRAE. Un modèle soutenu par l’Europe et la France. Une pause définition s’impose. L’agroécologie, comme son nom l’indique, est un modèle qui allie agronomie et écologie. Elle s’appuie sur les fonctionnalités des écosystèmes et les amplifie pour générer des services de régulation, tout en limitant les pressions engendrées par l’activité humaine. Elle réduit les apports des intrants de synthèse (pesticides, engrais ou antibiotiques), s’appuie sur l’écologie et la biodiversité fonctionnelle, sur la sobriété et le respect du cycle des intrants naturels (eau, matière organique, nutriments). Elle limite ainsi la pollution des sols et des rivières, préserve les ressources et favorise leur renouvellement naturel. Elle œuvre pour le bien-être des animaux et favorise une meilleure place pour les agriculteurs et agricultrices (revenus, autonomie, maintien d’une agriculture familiale et d’emplois décents…). 

Mesure des paramètres climatiques, dont l’accès aux rayons du soleil, dans un champ agroforestier associant orge, folle avoine  et noyer.
Mesure des paramètres climatiques, dont l’accès aux rayons du soleil, dans un champ agroforestier associant orge, folle avoine et noyer.

Selon Xavier Reboud, chargé de mission Agroécologie et numérique auprès de la direction scientifique Agriculture d’INRAE, « l’agriculture évoluera, quoi qu’il arrive. Nous pouvons cependant nous servir du numérique pour accélérer la transformation. Développer l’agroécologie à grande échelle n’est pas aisé. Les agroécosystèmes y sont plus complexes. Ils nécessitent un pilotage fin et ajusté à la diversité des milieux et des environnements. Or, nous manquons parfois de connaissances. Il faut apprendre à gérer les associations de cultures, mieux connaître le sol, les microclimats, l’abondance des auxiliaires ou des bioagresseurs… Et ça, c’est inconcevable sans l’appui des outils numériques ».

Un enjeu pour la recherche à moyen terme sera aussi d’évaluer le potentiel des jumeaux numériques dans les exploitations agricoles pour accompagner la transition agroécologique. L’utilisation de jumeaux numériques dans les fermes signifie créer des représentations virtuelles d’actifs physiques – champs, animaux ou machines – qui peuvent être améliorées en exploitant les données des capteurs et des caméras sur le terrain, pour optimiser l’utilisation de l’eau, répandre correctement les semences et les engrais, réduire l’utilisation de pesticides ou encore suivre l’état de santé d’un troupeau.

Mieux connaître les écosystèmes pour mieux les gérer

Les écosystèmes sont des systèmes complexes. Interactions entre les organismes, impact de la biodiversité, capacités de résistance ou de résilience de certaines espèces face aux maladies et parasites ou aux aléas climatiques, propriétés des sols, etc., autant de processus et de fonctions encore mal connus. Une meilleure connaissance de la biodiversité, des milieux et de leur fonctionnement s’impose afin de pouvoir reproduire voire piloter les processus favorables aux activités agricoles. Associations ou rotation de cultures, plantes de service, diversification des variétés ou des races, autant de leviers de l’agroécologie qui en sont directement inspirés, et pour lesquels le suivi précis requiert un grand nombre d’actions que le numérique aide à appréhender et à gérer. 

Évaluation  de la bonne croissance d’un arbre en milieu agroforestier par technologie Lidar.
Évaluation de la bonne croissance d’un arbre en milieu agroforestier par technologie Lidar.

Les capteurs pour collecter les données de terrain et de comportement en grand nombre, les données massives de génomique, les capacités de traitement et de stockage des ordinateurs permettent de comprendre et modéliser les espèces, les cultures et les agroécosystèmes et de projeter leur comportement sous l’action de différentes contraintes ou orientations techniques.
Des logiciels de recommandation et de planification facilitent la conduite de systèmes complexes de cultures en intégrant la multiperformance dans leurs critères : rendement, qualité et impact environnemental. 

Une prairie est aussi un bon exemple de système complexe avec la diversité des espèces qui peuvent la constituer. Nourrir son troupeau au pâturage présente de nombreux avantages, économiques d’une part en facilitant l’autonomie de l’éleveur mais aussi pour la santé et la productivité des animaux. Cependant, pour cela le choix des semences est crucial afin d’assurer les propriétés attendues. Construit par l’équipe MAGELLAN de l’UMR AGIR en Occitanie avec l’aide de 300 éleveurs et 16 conseillers agricoles, le logiciel CAPFLOR propose la recommandation de mélanges de semences (6 à 14 espèces ou variétés) adaptés au sol et au climat de la parcelle choisie mais aussi aux pratiques de l’agriculteur. 

Une vision au-delà de la parcelle 

L’agroécologie intègre l’échelle des écosystèmes et se met en œuvre depuis l’intérieur de la parcelle jusqu’aux paysages et aux territoires, là où se jouent les interactions animales et végétales. Elle mobilise donc la collaboration entre les agriculteurs pour coordonner leurs actions.
Le numérique peut aussi aider à mieux identifier les flux de matières, modéliser les systèmes et permettre la construction de nouveaux modèles d’économie circulaire. Ainsi, la place de marché Organix, créée par Suez, met en relation producteurs de déchets et gestionnaires de méthaniseur afin d’optimiser leur approvisionnement et les flux. La start-up Maelab, issue du laboratoire Agronomie et Environnement (UMR INRAE – université de Lorraine), propose d’accompagner les acteurs des territoires dans la conception et l’évaluation de scénarios de changements menés à l’échelle de la parcelle, de l’exploitation agricole et du territoire. L’ambition du projet de recherche lié, développé actuellement dans le cadre du Programme et équipement prioritaire de recherche (PEPR) FairCarboN lancé en 2022 est de créer une plateforme de modélisation pour évaluer la dynamique du carbone à l’échelle territoriale. À terme, elle permettra de faire un diagnostic des flux de carbone et de proposer des scénarios d’évolution à horizon 2030 et 2050 des usages, notamment industriels, et de l’occupation des terres.

Un facteur d’atténuation du changement climatique

Réduire la pollution de l’air, de l’eau et du sol par une utilisation adaptée des fertilisants organiques, limiter les émissions de gaz à effet de serre (GES) par la gestion des sols ou du couvert végétal, ou bien encore la réintroduction de la biodiversité avec des haies et des prairies permanentes sont des services rendus à l’environnement.
Pour Véronique Bellon-Maurel, « de la même façon que le numérique permet de faire de la médecine individuelle, il pourrait être utilisé pour un suivi des agro- et des écosystèmes. La nouvelle PAC demande d’évaluer de façon plus fine les impacts de notre production et de s’engager dans une gestion plus sobre des ressources (moins 20 % d’apport d’azote minéral par exemple dans le Pacte vert). Des systèmes permettant de générer facilement et à grandes échelles des données sur le stockage du carbone ou de l’azote dans le sol ou sur l’état de la biodiversité sont attendus ».
En France, l’agriculture est classée deuxième ex aequo avec l’industrie manufacturière sur le podium des activités humaines émettrices de GES (19 % du total2). Parmi les filières pointées du doigt : l’élevage avec 48 % du total (surtout via le méthane – CH4), les grandes cultures avec 40 % (surtout via le protoxyde d’azote – N2O). Depuis 1990, cependant, les émissions sont en baisse constante (9 %). Pour diminuer cet impact, en complément des efforts pour réduire les émissions, l’initiative « 4 pour 1 000 » soutenue par INRAE vise à augmenter annuellement de 0,4 % le stockage de carbone dans tous les sols agricoles du monde, soit l’équivalent à l’échelle mondiale des émissions annuelles de CO2 liées aux activités humaines. Comment ? Notamment en favorisant le maintien des prairies permanentes. Mais aussi en modifiant les pratiques dans les zones de grandes cultures. Parallèlement, les politiques publiques, Pacte vert européen, Stratégie nationale bas-carbone, veulent encourager les pratiques favorables à l’environnement dont le stockage de carbone dans les sols. Pour vérifier leur efficacité, elles ont besoin d’indicateurs fiables. Le programme européen NIVA (New IACS Vision in Action), auquel participe INRAE, œuvre au développement de méthodes permettant de calculer des indicateurs correspondant à trois objectifs de la PAC : le stockage du carbone, le lessivage des nitrates et la biodiversité. La démarche est basée sur la combinaison de données issues de plusieurs sources : le registre parcellaire graphique (RPG) de la PAC qui enregistre les déclarations des agriculteurs (contours de parcelles, cultures produites, pratiques…), les données des satellites Sentinel, des données en accès libre comme les données météorologiques et enfin des données issues des agriculteurs eux-mêmes. Ces données hétérogènes nécessitent des traitements dédiés afin de pouvoir les associer et les analyser conjointement à la bonne échelle.

Une autonomie nouvelle pour renforcer la place de l’agriculteur

En permettant une détection automatique des comportements anormaux de ses vaches, les puces électroniques qu’elles portent réduisent le temps de surveillance de l’éleveur, en rendant automatique la livraison des rations dans les auges, le robot lui évite une tâche répétitive et pénible… Le numérique redonne du temps à l’agriculteur pour mieux prioriser ses actions et être maître de sa stratégie en toute connaissance. Il lui donne les moyens d’être plus autonome. En le rapprochant des consommateurs, quels qu’ils soient, il lui donne l’opportunité de choisir son mode de production et d’avoir plus de pouvoir sur le niveau de sa rémunération. En rendant visible et renforçant sa contribution à la biodiversité des paysages et à l’amélioration des biens communs, il lui apporte la fierté d’agir pour la société. 

Des pertes évitées

capteurs de détection du mildiou sur des pommes de terre
En Bretagne, l'Institut de génétique expérimente des capteurs de détection du mildiou sur des pommes de terre. Ces capteurs alimentent des tableaux de bord.

Les pertes et gaspillages représentent 30 % de la production agricole mondiale. En cultures céréa­lières, les pertes de grains pendant le stockage peuvent atteindre 10 % des volumes, en grande partie à cause du développement de moisissures lié à l’humidité. Le projet SISAM, piloté par PANAM France SAS et impliquant le LAAS-CNRS, développe actuellement un système de suivi de l’état des stocks de semences et de pilotage à distance de l’atmosphère des silos (température, taux d’humidité, de CO2, pression). Au-delà des volumes sauvés, des traitements post-récolte sont ainsi évités et la consommation d’énergie est optimisée. En ville, les applications comme togood­togo permettent d’acheter des produits à date limite courte et participent à la réduction du gaspillage et aux flux des denrées alimentaires au sein d’un territoire. 

Les approches agroécologiques et la durabilité nécessitent une approche systémique des actions sur un territoire. Elle impose une vision globale et une meilleure anticipation des risques. Assistées par le numérique, ces approches peuvent se déployer à grande échelle, sous réserve d’éviter certains écueils. 

1. Selon la définition du Comité de la sécurité alimentaire mondiale, « La sécurité alimentaire existe lorsque tous les êtres humains ont, à tout moment, la possibilité physique, sociale et économique de se procurer une nourriture suffisante, saine et nutritive leur permettant de satisfaire leurs besoins et préférences alimentaires pour mener une vie saine et active ». Cette définition a été adoptée par un consensus international lors du Sommet mondial de l’alimentation de 1996.

2. Rapport 2021 du CITEPA.

La révolution chez les robots

Les robots sont appelés à évoluer pour correspondre aux nouveaux besoins. Ils doivent être capables de s’adapter pour faire face à la diversité des parcours de cultures, des animaux d’élevage ou des environnements.

pratiques de binage ou de désherbage différencié, délaissées au profit des produits phytosanitaires depuis des décennies et pour lesquelles il s’agit de trouver une alternative. 
Le Challenge ROSE, programme de recherche et d’expérimentation financé conjointement par le programme Ecophyto et l’ANR, a mis en concurrence depuis 2015 quatre équipes associant recherche publique et équipementiers pour développer des solutions mécaniques et technologiques en alternative aux herbicides. Les projets couvrent toute la chaîne, de l’identification des mauvaises herbes sur le rang de culture jusqu’à leur élimination sélective dans une solution robotique intégrée.

Robot viticole TED enjambant les vignes
Ce robot viticole TED enjambe les vignes pour désherber avec précision aux pieds du cep et limiter la compétition pour l’eau.

Les capacités d’adaptation offertes par les outils robotiques constituent un atout décisif pour effectuer des travaux de haute précision, pour différencier des cultures pluricomplexes et agir de manière localisée et spécifique. De tels travaux, difficilement envisageables manuellement à grande échelle, nécessitent le développement de nouveaux outils pouvant intervenir de manière autonome. Pour cela, la réflexion dépasse la seule machine pour se développer au niveau d’un système composé de plusieurs robots, potentiellement coopérants. 
Il devient alors possible de sélectionner le nombre de robots et leurs rôles en fonction de la tâche à réaliser et du contexte. Ces nouveaux agroéquipements modulaires, plus légers, moins impactants pour les sols et coopérants seraient donc partageables entre plusieurs exploitants. Une telle vision radicalement nouvelle s’inscrit dans la continuité des travaux de recherche résultant du projet Adap2E1.

Pour aller encore plus loin, INRAE s’est associé à l’agroéquipementier SabiAgri pour travailler au dialogue Homme-robot. Ainsi le laboratoire commun Tiara2 mène des recherches sur la capacité décisionnelle (IA) et la reconfiguration en ligne de comportements robotiques. Ces travaux se prolongent plus avant sur le territoire national, où Inria, CEA et INRAE coordonnent le projet NinSar. Celui-ci regroupe la communauté robotique française pour le développement de manipulateurs mobiles de taille réduite pour la réalisation d’itinéraires culturaux agroécologiques3.

1. La plateforme de production adaptative et autonome pour l’environnement (Adap2E) est un projet Jeunes chercheurs, porté par l’unité de recherche INRAE TSCF avec l’apport de l’UMR ITAP.

2. Tiara (Towards intelligent adaptable robots for agriculture) est un laboratoire de recherche collaboratif financé par l’ANR dans le cadre du programme LabCom 2019, réunissant l’équipe Romea de l’unité TSCF et la société SabiAgri.

3. Financé dans le cadre du PEPR Agroécologie et numérique, porté par la stratégie d’accélération Sadea.

Le département